Émilie

Émilie m'a raconté cette histoire juste avant les vacances. Elle ne m'en voudra pas de vous la dire, j'espère...

Je vous assure que tout ce que je vais vous rapporter est vrai : elle était si malheureuse et si en colère à la fois que ça ne peut être que la vérité. De toutes façons, elle est bien incapable d'inventer une telle histoire juste pour moi.

Elle a presque deux ans de plus que moi, Émilie, et elle est deux classes au-dessus au lycée. Elle n'a pas de frères et sœurs, et ses parents sont bien plus âgés que les miens. Je ne suis jamais allée chez elle, et elle n'est jamais venue chez moi. Pourtant, nous habitons à deux rues l'une de l'autre. Elle m'aime bien, Émilie, et, de temps en temps, elle se confie à moi comme à une petite sœur. On se parle au lycée ou parfois en revenant, quand nous sortons à la même heure.

Je me demande si elle est déjà sortie avec un garçon, timide comme elle est ! Elle est douce et jolie, elle paraît fragile, elle s'habille souvent en robe blanche, et ça lui va bien. Mais elle a souvent un air un peu triste. On dirait qu'il lui manque quelque chose pour être vraiment heureuse.

Elle habite derrière le parc et parfois, elle se met à sa fenêtre, histoire d'oublier un peu ses livres de classe en regardant jouer les petits dans le terrain vague, entre le parc et les voitures. Le parc, il est bien beau avec ses grands arbres et sa belle pelouse, mais il est fermé aux visiteurs et on se demande bien à qui il sert : on n'y voit jamais personne !

Alors, c'est là près de la route, au milieu des cailloux et des herbes folles que jouent les petits. Les plus grands, surtout les garçons, y viennent aussi : qu'est-ce qu'ils crient et se disputent pendant leurs parties de ballon ! On ne croirait pas un jeu mais une bataille rangée ! C'est aussi très animé lorsqu'ils jouent à la pétanque et se chamaillent pour savoir qui tient le point.

Il y a quelques garçons de son âge ou un peu plus jeunes. En plus des jeux de ballons et de boules, ils font souvent des balades à vélo. Il faut dire qu'ici, les gens ne sont pas riches, alors les après-midis au café à jouer au baby-foot ou au flipper comme font certains du même âge, ce n'est pas pour eux... Et à moins d'un kilomètre, c'est déjà la campagne : des champs souvent laissés à l'abandon, quelques uns cultivés, surtout des vignes, quelques maisons isolées.

À deux ou trois kilomètres, la rivière, qui n'a plus guère d'eau en cette fin de printemps, est un lieu habituel de promenade. Une fête s'y déroule chaque été, au pied d'un pont bien pentu qui permet de descendre sur la rive droite et ses champs de vigne, au pied de la colline. Quand il faut remonter, certains sont debout sur les pédales des vélos, d'autres préfèrent pousser. Heureusement, la rivière n'est pas large et la côte ne doit pas dépasser dix mètres !

Juste à côté passait le « train des Pignes », il y a bien longtemps. Il en reste seulement, à quelques mètres du pont qu'emprunte la route, l'ancien pont de chemin de fer, où plus personne ne passe jamais, qui enjambe la rivière et la route de l'autre côté.

Un peu avant la fin du mois de mai, accoudée à sa fenêtre, Émilie avait remarqué un garçon qui la guettait depuis son balcon, au dernier étage d'un immeuble, tout près. Elle s'est ensuite aperçue qu'il la regardait aussi en douce quand il jouait à la pétanque presque sous ses fenêtres. Et il y jouait de plus en plus souvent depuis quelques temps... Il ne devait plus avoir trop de travail en cette fin d'année scolaire, car il y venait tous les soirs, souvent même avant et après dîner.

Il paraissait beaucoup plus calme que ses camarades et ne se disputait pas avec les autres, même par jeu. Il avait presque l'air trop sérieux.

Il devait avoir presque seize ans, comme elle. Un peu plus grand qu'elle, il lui plaisait bien, malgré sa timidité qu'elle voyait comme quelque chose de rassurant, allez savoir pourquoi... Il avait l'air si doux et si mignon ! Et puis, elle avait l'impression que c'était la première fois qu'un garçon s'intéressait vraiment à elle.

Il rougissait quand il se laissait surprendre à la regarder du coin de l'œil. Elle espérait qu'il se déciderait bientôt à la saluer et à lui bredouiller quelques mots, ce garçon qui semblait ne voir qu'elle. Après, on verrait bien ce qui se passerait !

Elle avait tant envie qu'il la serre dans ses bras, qu'il lui caresse les cheveux et lui dise des mots gentils qu'elle en rêvait souvent la nuit. Et quand elle partait au lycée, le matin, elle ne pouvait s'empêcher de s'assurer qu'il la guettait.

Comme il faisait souvent du vélo, Émilie avait convaincu sa meilleure amie de faire remettre en état leurs bicyclettes. Il leur arrivait donc de se croiser le jeudi ou le dimanche après-midi, sur les petites routes de la campagne proche, où lui roulait souvent seul, parfois avec un copain. Elle avait décidé son amie à faire ces balades auxquelles elles n'étaient vraiment pas habituées, juste pour avoir une nouvelle chance de le voir encore !

Lui avait l'air tout intimidé quand leurs regards se rencontraient. Il aurait pourtant suffi d'un rien pour que la conversation s'engage, mais non, il n'osait pas, et elle non plus. Il y avait quand même ces échanges de sourires un peu crispés... Elle n'allait pas le manger, et encore moins se moquer de sa timidité, quand même ! De quoi avait-il donc peur ?

Son amie, bien moins timide, avait proposé à Émilie d'aller dire pour elle à ce garçon qu'elle avait envie de mieux le connaître, mais Émilie avait refusé, à cause des convenances ! C'était à lui de faire le chemin vers elle, pas le contraire : ça ne se faisait pas !

Mais pourquoi donc une fille n'a-t-elle pas le droit d'aborder un garçon ? C'est ridicule, non ?

Le lycée de garçons est tout près. Le lycée de filles, lui, est de l'autre côté de la ville. À midi, quand elle rentrait, elle l'apercevait souvent, accoudé à la balustrade. Il attendait de la voir passer. À deux heures, puisqu'elle était obligée de partir beaucoup plus tôt que lui, il était encore sur son balcon à l'espérer.

Même quand elle se forçait à regarder juste devant elle, jouant les indifférentes, elle savait bien qu'il était là, à la manger des yeux.

Un midi, en rentrant du lycée, étonnée, elle l'a trouvé sur son chemin. Accompagné d'un camarade qui a ensuite continué vers la vieille ville et qu'il a quitté sur la place d'où part la rue qui allait les ramener chez eux, il avait fait le grand détour par la ville, au lieu de se contenter de prendre le raccourci habituel qui lui permettait de revenir chez lui en deux minutes ! Seulement pour accompagner son camarade ou bien pour la voir de plus près ?

Pendant plusieurs jours, le manège s'est poursuivi. Parfois, arrivé trop tôt au coin du boulevard, il se trouvait devant elle, ne se pressant pas de rentrer, espérant peut-être qu'elle le dépasse, mais elle n'osait pas, et restait à distance. Mais le plus souvent, il s'arrangeait pour quitter son ami juste après qu'elle soit passée, et il lui emboîtait alors le pas.

Quand elle traversait la petite place puis le boulevard, elle le voyait remonter dans sa direction et elle savait ensuite qu'il la suivait, plus ou moins près selon les jours. Son cœur battait fort, à ce moment-là ! Elle ne marchait pas vite, au risque d'arriver en retard pour le déjeuner et de froisser ses parents.

Elle espérait chaque fois qu'il la rejoindrait et lui dirait bonjour : ça faisait maintenant longtemps qu'il devait se douter qu'elle ne dirait pas non à un brin de conversation...

Au moment où leurs chemins se rejoignaient et où leurs regards se croisaient, elle lui faisait un petit sourire discret qui était une invitation ! Elle ne pouvait pas faire plus... Il y répondait aussi discrètement, mais ce « Bonjour ! » qui aurait sûrement changé beaucoup de choses n'arrivait toujours pas.

Quelques jours plus tard, n'y tenant plus, elle a décidé de précipiter les événements : il était juste derrière elle, si près qu'elle avait l'impression de sentir son souffle dans son cou. Elle voulait qu'il se décide enfin à lui parler, alors elle s'est brusquement arrêtée et s'est penchée pour arranger sa chaussure. Elle espérait que, surpris, il la touche et la bouscule un peu en passant. Il aurait été obligé de s'excuser, et donc de lui parler enfin.

Quel idiot ! il a réussi à l'éviter et a continué son chemin, sans se retourner.

Oh comme elle lui en veut ! Il pourra bien faire ce qu'il voudra maintenant, elle l'enverra promener s'il essaie de l'aborder !

Enfin, c'est ce qu'elle dit...

Un texte en vedette

Alban est un jeune gars de presque dix-huit ans, bien plus solide qu'il n'y paraît. À huit ans, il s'est cassé la jambe en tombant d'un chêne où il essayait de dénicher des oiseaux... Il boite maintenant, malgré la semelle épaisse de sa chaussure gauche, mais il oublie ça et trime sans rechigner.

Les terres ne suffisant plus à nourrir la nombreuse famille, il a accepté, bon gré, mal gré, de quitter les siens pour gagner sa pitance et quelques sous, chez un maître en mal de main-d'œuvre. Il s'est loué depuis ses quinze ans et ses mains sont maintenant celles d'un vrai paysan : solides, calleuses, mais aussi bien habiles.

Le maître, persuadé qu'il aurait bientôt des fils, avait acheté quelques terres pour compléter son héritage. Las, après lui avoir donné deux filles, sa femme ne put avoir les garçons qui l'auraient, plus tard, aidé aux travaux des champs. Avec l'âge, et malgré l'aide des femmes, il ne parvenait plus à cultiver seul. Alban, discret, docile et efficace, est vite devenu indispensable.

Le maître et la maîtresse sont souvent durs pour lui, comme pour eux-mêmes, mais jamais injustes. La vie n'est pas facile dans ce village de Haute-Provence, perdu au fond de sa vallée... Les filles sont un peu plus jeunes qu'Alban, bien jolies et aimables ; ce sont presque des sœurs pour Alban. Il est un peu le fils de la famille, même si une certaine distance persiste.

Alban a bien vite appris à tenir la charrue et à mener le cheval, à planter les pommes de terre, spécialité du village, à faire pâturer et à soigner les quelques chèvres et moutons du maître, à faire le fromage en compagnie de la maîtresse, et bien d'autres choses encore. Parfois, il part dans la montagne avec le chien et les chèvres, courant avec eux malgré sa jambe folle, son long bâton de berger à la main, parmi les buis et les pins, pour monter vers les Roches et profiter de la vue sur toute la plaine qui, suivant la rivière, part vers l'est, vers l'inconnu du pays nissart. Mais ce qu'il préfère, quand le temps le permet, c'est grimper avec les chèvres jusqu'au sommet de la Bernarde, et se repaître du spectacle du Verdon, presque à ses pieds du côté de Chaudanne, ce Verdon qui va ensuite se perdre dans les gorges à l'ouest. Vers l'amont, en direction d'Allos, la vue est tout aussi magnifique, avec ces eaux parfois tumultueuses et dont la teinte verte justifie le nom de la rivière. Quelquefois, il attend le coucher du soleil, histoire de ne pas rater une telle féerie au-dessus des gorges, avant de redescendre manger l'épaisse soupe au lard, et de plonger dans un sommeil peuplé de rêves d'escapades loin de ce village qu'il aime tant, pourtant.

Alban a été un élève studieux à l'école communale, et a vite appris à lire et à compter, juste assez pour pouvoir se débrouiller, même s'il préférait courir les champs. Il s'est aussi un peu intéressé à l'histoire et à la géographie et sait que son village n'est pas au bout du monde, comme pourrait le penser l'étranger remontant la rivière depuis l'est, en voyant les impressionnantes barres de montagnes au fond de la vallée. Quand il était plus jeune, il avait emprunté et lu quelques livres à l'instituteur ou au curé, et il avait aimé ça. Maintenant, il lui arrive encore de lire un peu, fourrant un livre dans la poche de sa grande cape, en profitant pendant que les moutons et les chèvres paissent sous le regard attentif du chien.

Habile de ses mains, il lui arrive souvent aussi de sortir son Opinel pour sculpter des branches de buis fraîchement coupées, ou même de vieilles branches mortes de chênes, de pins ou de mélèzes. Habile, vous dis-je, il a lui-même fait un jour son bâton de berger, choisissant avec soin la belle branche de noisetier qui lui était nécessaire. Peu à peu, il y a gravé un univers à lui... Dans le coin où il dort, sur une étagère improvisée, trônent quelques unes de ses œuvres.

Depuis presque dix-huit ans, son univers, c'est le village, sa plaine, sa rivière et ses montagnes. Il n'en a jamais dépassé les limites. Son rêve, c'est de partir à l'ouest en passant par Saint-Barnabé, son baluchon sur le dos, et voir du pays, se laissant guider par sa fantaisie, essayant peut-être de retrouver ce que les colporteurs qui passent parfois au village, racontent de ces régions inconnues. Des quelques sous qu'il gagne, il donne la majeure partie à ses parents, et il met soigneusement de côté le reste, auquel s'ajoute de temps à autre la vente de produits de son rare braconnage : truites, garennes ou lièvres. Il a même cédé une fois ou deux, et accepté de vendre de ses sculptures. Oh, pour pas grand-chose bien sûr, mais c'était toujours ça de plus dans l'escarcelle.

Il a fait part à son père de ses envies d'évasion, et il a obtenu sa bénédiction.

Alors, dans quelques jours, le lendemain-même de son anniversaire, il remerciera le maître et la maîtresse - il les a prévenus depuis quelques mois pour qu'ils puissent trouver un autre garçon -, il embrassera les filles, avant d'aller saluer les siens, puis il grimpera vers Saint-Barnabé, sans se retourner, avant de redescendre - il ne sait encore - plein ouest vers Castellane et les gorges, ou bien vers le nord. Ensuite, il se fixera pour quelques jours, quelques mois, quelques années peut-être, au gré d'une rencontre, avant de repartir vers d'autres aventures. Et un jour, il reviendra au village, sans le sou sûrement, mais si riche de tant d'expériences et de souvenirs à raconter le soir à la veillée, ou assis sur l'herbe, près de la source, à ses neveux et nièces qui attendront avec impatience les lettres de l'oncle Alban, puis son retour enfin.

© Robert Gastaud - Octobre 2008

 

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