Tu

Tu

Il est très tôt en ce matin d’été ; la fraîcheur de l’aurore vient de me réveiller. Les vitres grandes ouvertes laissent pénétrer l’odeur subtile de la lavande poussant sous la fenêtre. Des rais de chaude lumière éclairent maintenant la chambre, s’immisçant entre les volets disjoints du vieux mas, offrant à mes yeux gourmands les courbes délicieuses d’une jeune et belle inconnue, allongée sur le ventre, nue, la jambe gauche légèrement pliée, ne cachant rien de son intimité. Elle repose là, sereine, dormant comme une enfant.

Je l’ai rencontrée au village en fin d’après-midi ; elle avait un air de petit oiseau effarouché. Sur la défensive, elle a un peu hésité avant d’accepter de partager mon frugal repas et mon hospitalité. Comment est-elle arrivée dans ce coin perdu ? Que cherche-t-elle ? Que fuit-elle ? M’a-t-elle raconté ?
Je me souviens seulement qu’à la question « Comment vous appelle-t-on ? », elle a répondu « On ne m’appelle pas, on me dit « Tu » ! ».

Que m’avait dit Tu ? De quoi avions-nous parlé ? Qu’avions-nous fait avant de nous endormir côte à côte ? Amnésie angoissante ! Dans la chambre, pas le moindre signe d’ébats… le peignoir de bain que j’ai proposé hier à Tu est soigneusement posé sur le fauteuil en osier placé près de la fenêtre. Nulle trace de ses vêtements… Les miens sont à leur place habituelle, bien rangés.

Je me lève sans bruit et fais le tour de la maison, ouvrant vitres et fenêtres pour laisser entrer un peu de cette fraîcheur matinale bienvenue. Trop vite surviendra la chaleur étouffante à laquelle nous tenterons d’échapper en plongeant dans l’eau claire du bassin !

Rien dans la maison ne peut laisser penser qu’une jeune femme vient d’y entrer ! Nul visiteur impromptu ne pourrait rien remarquer d’inhabituel dans mon antre, à moins d’entrer dans la chambre…

Je m’en retourne alors, heureux, me repaître de ses formes gracieuses, rêveur.

Sous mes yeux émerveillés, Tu se met bientôt à flotter au-dessus du lit dans cette position d’abandon, moi transformé en mille monarques la butinant, en serpent épousant ses courbes, en pieuvre l’enlaçant délicatement de ses bras câlins, l’enveloppant, tournant tout autour d’elle comme une planète autour de son astre. Je suis bientôt des milliers de mains pour courir sur sa peau, des milliers de lèvres pour la bécoter, des milliers de langues pour goûter ses lèvres, pour boire sa suave rosée, pour la faire tressaillir sous mes douces caresses jusqu’à ce spasme qui la fait se cabrer et en demander d’autres que je lui offre encore et encore.

Épuisée, Tu s’assoupit, reposant sur le dos, m’offrant le spectacle splendide d’une femme apaisée.

Préparant la maison à affronter la chaleur, je la laisse ainsi, puis vais me rafraîchir, espérant qu’elle me rejoindra bientôt sous le grand pin et se baignera, nue.

N’entendant d’autres bruits que quelques chants d’oiseaux et celui du léger vent dans les arbres, surpris de ne pas voir arriver Tu, je rentre dans la maison, convaincu que l’odeur d’un bon café la réveillera. Étonné de son silence persistant, je me décide enfin à ouvrir la porte de la chambre :

Tu s’est volatilisée !

Nulle trace de sa présence passée, plus de peignoir, pas la moindre empreinte de son corps sur les draps ! Je crois juste percevoir, mêlé à celui de la lavande, un parfum de femme comblée…

© Robert Gastaud mars 2008

Un texte en vedette

Alban est un jeune gars de presque dix-huit ans, bien plus solide qu'il n'y paraît. À huit ans, il s'est cassé la jambe en tombant d'un chêne où il essayait de dénicher des oiseaux... Il boite maintenant, malgré la semelle épaisse de sa chaussure gauche, mais il oublie ça et trime sans rechigner.

Les terres ne suffisant plus à nourrir la nombreuse famille, il a accepté, bon gré, mal gré, de quitter les siens pour gagner sa pitance et quelques sous, chez un maître en mal de main-d'œuvre. Il s'est loué depuis ses quinze ans et ses mains sont maintenant celles d'un vrai paysan : solides, calleuses, mais aussi bien habiles.

Le maître, persuadé qu'il aurait bientôt des fils, avait acheté quelques terres pour compléter son héritage. Las, après lui avoir donné deux filles, sa femme ne put avoir les garçons qui l'auraient, plus tard, aidé aux travaux des champs. Avec l'âge, et malgré l'aide des femmes, il ne parvenait plus à cultiver seul. Alban, discret, docile et efficace, est vite devenu indispensable.

Le maître et la maîtresse sont souvent durs pour lui, comme pour eux-mêmes, mais jamais injustes. La vie n'est pas facile dans ce village de Haute-Provence, perdu au fond de sa vallée... Les filles sont un peu plus jeunes qu'Alban, bien jolies et aimables ; ce sont presque des sœurs pour Alban. Il est un peu le fils de la famille, même si une certaine distance persiste.

Alban a bien vite appris à tenir la charrue et à mener le cheval, à planter les pommes de terre, spécialité du village, à faire pâturer et à soigner les quelques chèvres et moutons du maître, à faire le fromage en compagnie de la maîtresse, et bien d'autres choses encore. Parfois, il part dans la montagne avec le chien et les chèvres, courant avec eux malgré sa jambe folle, son long bâton de berger à la main, parmi les buis et les pins, pour monter vers les Roches et profiter de la vue sur toute la plaine qui, suivant la rivière, part vers l'est, vers l'inconnu du pays nissart. Mais ce qu'il préfère, quand le temps le permet, c'est grimper avec les chèvres jusqu'au sommet de la Bernarde, et se repaître du spectacle du Verdon, presque à ses pieds du côté de Chaudanne, ce Verdon qui va ensuite se perdre dans les gorges à l'ouest. Vers l'amont, en direction d'Allos, la vue est tout aussi magnifique, avec ces eaux parfois tumultueuses et dont la teinte verte justifie le nom de la rivière. Quelquefois, il attend le coucher du soleil, histoire de ne pas rater une telle féerie au-dessus des gorges, avant de redescendre manger l'épaisse soupe au lard, et de plonger dans un sommeil peuplé de rêves d'escapades loin de ce village qu'il aime tant, pourtant.

Alban a été un élève studieux à l'école communale, et a vite appris à lire et à compter, juste assez pour pouvoir se débrouiller, même s'il préférait courir les champs. Il s'est aussi un peu intéressé à l'histoire et à la géographie et sait que son village n'est pas au bout du monde, comme pourrait le penser l'étranger remontant la rivière depuis l'est, en voyant les impressionnantes barres de montagnes au fond de la vallée. Quand il était plus jeune, il avait emprunté et lu quelques livres à l'instituteur ou au curé, et il avait aimé ça. Maintenant, il lui arrive encore de lire un peu, fourrant un livre dans la poche de sa grande cape, en profitant pendant que les moutons et les chèvres paissent sous le regard attentif du chien.

Habile de ses mains, il lui arrive souvent aussi de sortir son Opinel pour sculpter des branches de buis fraîchement coupées, ou même de vieilles branches mortes de chênes, de pins ou de mélèzes. Habile, vous dis-je, il a lui-même fait un jour son bâton de berger, choisissant avec soin la belle branche de noisetier qui lui était nécessaire. Peu à peu, il y a gravé un univers à lui... Dans le coin où il dort, sur une étagère improvisée, trônent quelques unes de ses œuvres.

Depuis presque dix-huit ans, son univers, c'est le village, sa plaine, sa rivière et ses montagnes. Il n'en a jamais dépassé les limites. Son rêve, c'est de partir à l'ouest en passant par Saint-Barnabé, son baluchon sur le dos, et voir du pays, se laissant guider par sa fantaisie, essayant peut-être de retrouver ce que les colporteurs qui passent parfois au village, racontent de ces régions inconnues. Des quelques sous qu'il gagne, il donne la majeure partie à ses parents, et il met soigneusement de côté le reste, auquel s'ajoute de temps à autre la vente de produits de son rare braconnage : truites, garennes ou lièvres. Il a même cédé une fois ou deux, et accepté de vendre de ses sculptures. Oh, pour pas grand-chose bien sûr, mais c'était toujours ça de plus dans l'escarcelle.

Il a fait part à son père de ses envies d'évasion, et il a obtenu sa bénédiction.

Alors, dans quelques jours, le lendemain-même de son anniversaire, il remerciera le maître et la maîtresse - il les a prévenus depuis quelques mois pour qu'ils puissent trouver un autre garçon -, il embrassera les filles, avant d'aller saluer les siens, puis il grimpera vers Saint-Barnabé, sans se retourner, avant de redescendre - il ne sait encore - plein ouest vers Castellane et les gorges, ou bien vers le nord. Ensuite, il se fixera pour quelques jours, quelques mois, quelques années peut-être, au gré d'une rencontre, avant de repartir vers d'autres aventures. Et un jour, il reviendra au village, sans le sou sûrement, mais si riche de tant d'expériences et de souvenirs à raconter le soir à la veillée, ou assis sur l'herbe, près de la source, à ses neveux et nièces qui attendront avec impatience les lettres de l'oncle Alban, puis son retour enfin.

© Robert Gastaud - Octobre 2008

 

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